CHAPITRE PREMIER
Lorek, dissimulé derrière un rideau de plastique tout taché, observa les lieux avec tristesse et dégoût. Il se trouvait dans un dortoir sommairement aménagé, où des hommes et des femmes très sales occupaient de nombreuses couchettes mal tenues et disposées en désordre au ras du sol. Des paravents et des tentures isolaient tant bien que mal les endroits où des gens mouraient seuls, en proie à la souffrance et à la peur.
Des odeurs âcres, étouffantes, flottaient dans cette pièce vaste mais sans ouverture : la climatisation ne fonctionnait plus depuis la chute du pilier. C'était un ancien entrepôt de nourriture dans les sous-sols d'Edenla. Les chasseurs d’esclaves à la chevelure flamboyante, maîtres du dernier Paradis avec les primitifs qu’ils encadraient, y avaient installé une sorte d'hôpital, qui tenait de la prison et du mouroir.
Quelques malades dormaient; d'autres semblaient plus ou moins réveillés, mais inconscients, abrutis sans doute par les drogues-poisons des petits hommes bruns. Certains avaient dû se couper en esprit d’une réalité insupportable, tels ceux qu’on rencontrait parfois à la surface, errant comme des zombis à travers les ruines. Ils n’étaient pas vraiment malades, mais... Lorek chercha le mot. Etaient-ils devenus fous ? Il soupira, espérant que ces malheureux souffraient moins ainsi. Il ne pouvait rien pour eux. Il n'était même pas sûr de sa capacité à aider les autres, ceux qui étaient en parfaite santé physique et mentale, qui luttaient pour survivre, esclaves des chasseurs ou libres encore, dans la nature sauvage.
Il se demandait maintenant s'il n'avait pas pris un risque trop grand, en s'introduisant avec Ceylane, sa compagne, au cœur même du territoire investi par les chasseurs d'esclaves. Pourraient-ils échapper tous deux à la vigilance des petits hommes bruns et de leurs chiens, puis retrouver leur chemin dans le labyrinthe souterrain qui conduisait au musée d'armes ?
C'était là leur repaire secret, à quelques kilomètres du centre d'Edenla. L'ancien musée avait été en grande partie détruit; mais quelques bâtiments avaient résisté à l'incendie. Et des puits s’ouvraient dans le sol, menant aux salles souterraines, immenses, abandonnées depuis des dizaines d'années, des siècles peut-être, où Lorek et Ceylane se réfugiaient la nuit et où ils entassaient leurs réserves de nourriture et de matériel. Ces salles communiquaient avec le vaste réseau de cavernes creusées sous le Paradis. Par cette voie, Lorek et Ceylane tentaient de fréquentes incursions vers le centre d'Edenla pour récupérer des vivres, des armes et divers objets qui leur faisaient défaut. Du même coup, ils effectuaient d'utiles reconnaissances en territoire ennemi et découvraient peu à peu la situation désespérée des survivants.
« Nous n’aurions pas dû nous séparer ! » pensa Lorek en se mordant la lèvre pour ne pas céder à la fureur qui le gagnait. C'était toujours ainsi. Ceylane préférait tenter sa chance seule chaque fois qu’elle le pouvait. « Comme si ma présence lui pesait... » songea-t-il. Il se gardait de refréner ses initiatives aventureuses; mais il se sentait coupable de ne pas savoir lui imposer une discipline et une prudence élémentaires. Bon, elle était libre : elle avait le droit de jouer avec sa liberté. Et avec sa vie... Il n’aurait pas dû se soucier d’elle. Au lieu de perdre des heures à l’attendre en cours d’opération, il aurait dû lui dire : « Chacun pour soi, nous nous retrouverons ce soir à la base ! » Mais il avait toujours vécu dans le cocon surprotégé du dernier Paradis. Il manquait d’expérience presque autant qu’elle-même... De plus, elle n’avait aucune confiance en lui. Ils n’étaient jamais parvenus à harmoniser leur humeur ni leurs desseins. Elle le défiait en toute occasion. Cette rivalité avait été excitante un moment; elle les épuisait l’un et l’autre, maintenant. Elle les avait forcés à accomplir des prodiges ; elle les poussait à prendre de plus en plus de risques inutiles.
Il attendait, le cœur battant d’angoisse, la main crispée sur la crosse de son lance-rayon.
Il décida soudain de traverser la salle pour chercher une cachette plus sûre. Les pans d’étoffe multicolore, fixés sur des supports hétéroclites, qui délimitaient les couchettes, les coins toilette et les latrines, métamorphosaient l’entrepôt en une sorte de souk labyrinthique. D’où venaient donc les chasseurs d’esclaves, ces hommes à la peau blanche et aux cheveux rouges, armés de fusils, dont les petits hommes bruns n’étaient que les serviteurs dociles ? De l’extrême-sud ?
Au moment ou il s’élançait, une fille blonde, vêtue d’une longue robe grise, surgit en soulevant le rideau et s'avança en chantonnant. Lorek recula dans l’ombre. L’éclairage, assuré par quelques lampes portatives suspendues à des fils, ménageait par bonheur de profonds recoins de semi-obscurité. La visiteuse devait être une Paradisienne que les chasseurs avaient transformée en servante et qu’ils obligeaient à porter ce vêtement grossier et rêche. « C’est le sort qui nous attend tous, dans le meilleur des cas », pensa Lorek. Pas lui. Il se battrait jusqu'à… Jusqu’à la mort ? Il n'en était pas si sûr. L'essentiel était peut-être de survivre.
Il reconnut avec un serrement de cœur la complainte que fredonnait la jeune femme.
Quand les hommes, pour de bon.
Des étoiles reviendront,
Nous ouvrirons grands les yeux.
Ils seront comme des dieux.
Et sur la vieille Terra.
La gloire se lèvera.
Tous les Paradisiens avaient appris ce chant comme une prière, au cours de leur lointaine enfance. Beaucoup l'avaient oublié; mais certains s'en souvenaient dans la tristesse et le malheur.
La jeune femme fit trois quatre pas mal assurés dans l'espace irrégulier qui formait allée entre les couchettes ; puis elle fléchit sur ses jambes, s'accrocha à une tenture qui se décrocha aussitôt et finit ; par tomber à genoux. Elle resta ainsi, tête levée et bouche ouverte, regardant du côté de Lorek d'un air suppliant. Il crut un instant qu'elle l'avait vu et recula pour mieux se dissimuler. Il eut un élan de pitié et marcha jusqu'à elle en dissimulant son lance-rayon contre sa hanche. Elle ne réagit pas, sauf quand il lui toucha l'épaule. Alors, elle émit un faible gémissement.
Lorek se rappela les flèches empoisonnées des petits hommes bruns, capables d'engourdir et d'endormir tout gibier, animal ou humain. Les primitifs étaient experts en drogues. Ils se servaient sûrement de leurs recettes pour assommer les esclaves et les rendre plus dociles.
— Lève-toi ! dit-il avec douceur.
— Oui, chéri, répondit la Paradisienne en s’efforçant d'obéir.
Lorek sursauta. Il avait presque oublié le vocabulaire lénifiant et sirupeux d'Edenla. Il aida la jeune femme à se mettre debout ; elle se tint à côté de lui, chancelante, à demi courbée, dans une attitude presque simiesque. Il se força à parler d'une voix dure.
— Comment t'appelles-tu ?
— Sid ! fuz ! gap ! gloussa-t-elle.
Au temps de l’insouciance et du bonheur programmé, ces onomatopées étaient censées exprimer toutes les nuances d'une sensibilité fine et oisive. Dans la bouche de l'esclave, elles prenaient un accent de cruauté et de désespoir. Lorek insista et lui secoua l'épaule. « Ton nom ! » En fait, son nom n'avait aucune importance, mais, si elle s'en souvenait, elle était encore une personne et il pouvait essayer de la sauver. Elle pouffa, accentuant sa voussure et son air bossu.
— Trim ! poï ! poam !
Lorek essaya de jouer à l'innocent : « C'est ton nom, ça ?» La Paradisienne rit encore plus fort, d'un rire imbécile qui déformait son beau visage régulier et doux. La salive coula sur son menton.
— Non, chéri. Mon nom est Li-Jo Van.
Lorek soupira de soulagement. Elle avait encore conscience de sa personnalité. Cela signifiait que les survivants asservis par les chasseurs et les primitifs pouvaient être sauvés. A condition de faire vite... Pourtant, une expression de complète hébétude se peignit sur les traits de la jeune femme. Elle répéta : « Li-Jo Van... Van... Van » Puis elle éclata de nouveau d'un rire niais et veule.
— J'ai oublié la moitié de mon nom !
— Ce n'est pas grave, dit Lorek sur un ton conciliant. Et que fais-tu ici?
— Je joue au jeu de responsabilité, répondit-elle en se rengorgeant. C'est un jeu très beau et très difficile. Mais moi, je préfère le ghost.
Elle s'exprimait avec plus d'aisance, comme si elle était en train de se réveiller. D'ailleurs, elle se frotta les yeux et se mit à respirer avec effort. Pour l’obliger à s’expliquer, Lorek feignit encore l’ignorance.
— Qu’est-ce que c’est, le jeu de responsabilité ? Elle renifla, battit des cils, tourna la tête comme si elle avait le cou ankylosé.
— Je dois regarder partout en faisant semblant, dit-elle.
Lorek savait que les chasseurs ou les petits hommes bruns pouvaient le surprendre à tout instant. Sans relâcher sa vigilance, il se força au calme et à la patience.
— Tu fais semblant de quoi ?
— De nettoyer ici et de soigner les gens.
— Et tu regardes en même temps ? Tu regardes quoi, au juste ?
Li-Jo prit un air malin et suffisant. Elle se redressa aux trois quarts, sourit-à Lorek.
— Je regarde si un bandit se cache par là !
Lorek s’interrogea. Croyait-elle vraiment participer à un grand jeu paradisien ? « Oui et non, se dit-il. Elle se réfugie dans le jeu pour échapper à une réalité trop cruelle. Et elle traduit en termes de jeu les ordres de ses maîtres... »
— Qu'est-ce que tu fais si tu vois un bandit? demanda-t-il.
Li-Jo exulta, hilare, les yeux et la bouche mouillés à cette pensée excitante.
— Si je vois un bandit... si je vois un bandit... j’appelle les autres, les... j'appelle pour qu'on prévienne le chef Regnerek !
— Le chef Regnerek ?
— Le chef Regnerek... du clan des Eloans... notre chef à tous. Le chef emmène les bandits. Il...
Li-Jo tremblait de la tête aux pieds. Elle bredouillait, la respiration sifflante et semblait en pleine transe. Elle était de toute évidence droguée. Tout à coup, elle eut un recul, comme si elle venait de voir Lorek.
— Mais tu... tu es... un... un ban...
Elle poussa un cri strident. Lorek lui écrasa la bouche avec sa paume. Une seconde trop tard. Elle le mordit violemment et il ne put s'empêcher de gémir. Libérée, elle se détourna pour fuir; mais elle tenait à peine debout. Il lui fit un croc-en-jambe et elle tomba comme une masse. Sa tête heurta le montant métallique d'un bat-flanc. Assommée, elle s'étala à ses pieds, inerte et flasque.
De toute façon, Lorek ne pouvait plus attendre Ceylane à un endroit aussi exposé. Il devait se cacher à proximité pour guetter le retour de la jeune femme. Il hésita. Les malades avaient entendu le cri de Li-Jo. Quelques-uns s'agitaient, appelaient. Un homme nu se leva, fit quelques pas en psalmodiant des mots incompréhensibles. Il ne put aller loin : une corde l'attachait à un pilier de métal. Il s'arrêta en tirant sur son lien et se mit à sangloter.
Les petits hommes bruns ou même les chasseurs aux cheveux rouges avaient très bien pu entendre aussi le cri de la jeune esclave. Ils allaient arriver d'un instant à l'autre. Mais. Lorek ne voulait pas s'enfuir sans s'assurer que Li-Jo n'était pas grièvement blessée. Il ressentait l'absurdité de son geste. Qu'elle fût vivante ou morte, il ne pouvait rien pour elle.
Il s’agenouilla, posa la main sur sa poitrine. Il se rendit compte qu'elle était nue sous sa robe. Son cœur battait. Elle bougea, s'accrocha à son bras. Il essaya de l'aider à se relever. Mais elle refusa son soutien et se roula sur le plancher.
Lorek se releva et s'écarta d'elle.
— Tu es pris, Lorek Sam Lara ! dit une voix derrière lui.